Absentéisme, Présentéisme, Leaveisme, lequel devrait retenir toute notre attention ?

Depuis plus de 15 ans, la productivité est attaquée sur deux fronts : d’un côté l’absentéisme et de l’autre le présentéisme, chacun cherchant à avoir le plus d’impact sur les coûts directs et indirects des organisations. Et l’arrivée il y a peu d’un petit nouveau, le ‘leaveisme’, a ouvert un troisième front. Malgré cela, cette guerre est tout sauf perdue car plusieurs stratégies existent pour réduire les coûts associés à la perte de productivité.

L’absentéisme en Suisse et en Europe


Nous connaissons tous l’absentéisme. En Suisse, ainsi que dans beaucoup de pays de l’Union Européenne, les heures d’absence correspondent au temps pendant lequel une personne n’est pas à son lieu de travail, alors qu’elle aurait normalement dû y être, ceci dû à la maladie, à un accident, à un congé maternité, au service militaire ou civil, ou à des raisons personnelles et/ou familiales, voir même aux intempéries. Les vacances, les jours fériés et les absences dues à la flexibilité des horaires de travail, ne sont pas considérés comme des absences (Office Fédéral de la Statistique, 2019). Toujours en Suisse, les taux d’absentéisme varient de 2% à 5% selon le secteur économique.

L’absentéisme engendre une charge annuelle directe CHF4.2 milliards pour l’économie suisse, selon une étude commandée par le Secrétariat d’Etat à l’économie SECO. On peut y ajouter les coûts indirects (perte de productivité, désorganisation de l’équipe, retards et dégradation des conditions de travail) qui représentent entre 3 et 5 fois plus que les coûts directs.

En Europe, une étude de la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail a estimé que l’absentéisme pourrait coûter environ 2,5% du PIB. Cela représenterait un coût total d’absentéisme de 470 milliards de dollars dans la seule Union Européenne, soit plus du double de celui des États-Unis. Et encore, cela ne représente que la partie émergée de l’iceberg.

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Et qu’en est-il du présentéisme?

 

Cette notion, théorisée aux États-Unis il y a plus de 15 ans, est définie par opposition à l’absentéisme pour caractériser une situation où un salarié est physiquement présent sur son lieu de travail alors que son état physique ou mental ne lui permet pas d’être pleinement productif. L’employé montre un manque de motivation, considère qu’être en arrêt maladie est un signe de faiblesse, et de peur de perdre son job ou ses responsabilités, il vient travailler en ignorant ses symptômes physiques et psychologiques. Je me permets ici une distinction entre le concept du présentéisme en France ou dans les pays anglo-saxons. En effet le terme a été utilisé à l’origine uniquement pour décrire le problème des employés qui arrivent au travail alors qu’ils ne sont pas physiquement ou mentalement en état, au lieu de rester à la maison et de récupérer, et ne tenait pas compte du facteur ‘motivation’. En France, cette maladie du travail insidieuse et difficile à décrypter revêt plusieurs visages.

On identifie deux formes de présentéisme :

  • Le présentéisme contemplatif (ou absentéisme moral) qui consiste à être présent au travail mais à ne pas travailler concrètement. Il peut être symptomatique d’une souffrance ou d’une démotivation.
  • Le surprésentéisme qui consiste à continuer à travailler, voire à faire des heures supplémentaires alors qu’on est fatigué ou malade. Il s’apparente à un surengagement chronique motivé par diverses raisons : valeurs associées au travail, perfectionnisme, culture d’entreprise, charge de travail excessive, peur de perdre son emploi, etc.

Cette extension du concept est maintenant également utilisée dans les pays anglo-saxons pour inclure les employés qui sont désengagés et pas tout à fait ‘présents’ dans leur travail quotidien.

Le présentéisme peut être fatal, et pas seulement pour une question de coûts

Le présentéisme s’avère extrêmement néfaste pour la santé du collaborateur en favorisant l’apparition de certaines pathologies pouvant, dans le pire des cas, conduire à la mort. Les japonais emploient le terme de « karoshi » ou mort par surmenage pour désigner le décès de cadres ou d’employés de bureau par arrêt cardiaque, vasculaire ou cérébral, voire suicide faisant suite à une charge de travail, un manque de sommeil, une fatigue excessive ou un stress trop important.

Rien qu’en 2017, selon un rapport du gouvernement japonais, le « karoshi » a fait 191 victimes, alors que la Police reporte cette même année quelques 2000 cas de suicide pour des raisons professionnelle. Le ministère du Travail, quant à lui, a enregistré plus de 1500 demandes de compensation liées à des décès causés par un excès de travail. Et même si les données varient, le problème reste de taille. Il prend d’ailleurs de plus en plus d’ampleur ces dernières années.

Les stratégies pour diminuer ces décès varient, mais semblent rester vaines. Certains employeurs tentent de forcer leurs employés à quitter le travail plus tôt ; mais même en coupant les routeurs et en éteignant les lumières, les travailleurs continuent à accumuler les heures supplémentaires, principalement pour des raisons financières puisque les salaires sont très bas. Un japonais sur 5 travaille plus de 80 heures supplémentaires par mois.  80 heures supplémentaires par mois, c’est ce qui est considéré comme le seuil au-dessus duquel il y a un risque accru de mourir, selon le standard sur les heures de travail de l’Organisation Internationale du Travail (OIT/ILO).

Ce qui est particulièrement étonnant, c’est de voir émerger au Japon le métier d’Expert en Réduction d’heure de travail, ainsi que les primes aux travailleurs qui dorment plus de six heures. Je ne pense pas que nous ayons un jour besoin de ce genre d’encouragement à travailler moins dans nos contrées, mais on ne sait jamais.

Le présentéisme, ça se mesure comment?

 

Aujourd’hui en Europe, et avec la situation extraordinaire que nous connaissons depuis l’apparition du COVID-19, les taux de présentéisme ont augmenté. Comme quoi, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, être en ‘home office’ ou en télétravail comme disent les Français, n’a pas résolu les problèmes de présentéisme. Rien qu’au Royaume Uni, près de la moitié (46%) des Britanniques travaillant à distance pendant le confinement ont déclaré ressentir plus de pression pour être « présents » pour leur employeur et leurs collègues, et plus d’un tiers (35%) affirment qu’ils avaient continué à travailler bien qu’ils ne se sentaient pas bien.

Ceci a bien évidemment un coût. Bien que nous n’ayons pas encore de chiffres précis de taux de présentéisme pendant et après le confinement, nous avons néanmoins des chiffres datant d’il y a quelques années qui montrent des taux de présentéisme pouvant être jusqu’à 4x plus élevés que les taux d’absentéisme. Ces ratios sont articulés par l’Institute for Employment Studies dans leur rapport 507 publié en 2016. En moyenne, en se basant sur plusieurs études conduites sur le sujet, on estime que le taux de présentéisme est 2-4 fois plus élevé que le taux d’absentéisme.

Cependant, cela reste difficile d’estimer la prévalence du présentéisme sur le lieu de travail ou de quantifier la perte de productivité. Malgré cela, il existe des mesures, telles que le Health and Work Performance Questionnaire (HPQ) de l’Organisation mondiale de la santé ou encore le Work Limitation Questionnaire (WLQ) développé par PhD Debra Lerner et l’équipe de chercheurs du Health Institute of Tufts Medical Center à Boston, USA. Le WLQ mesure la santé fonctionnelle liée au travail. Il indique à quelle fréquence les problèmes de santé physique ou émotionnelle empêchent les employés de fonctionner efficacement. Ce questionnaire est celui utilisé dans notre GPS Santé ou HRA (Health Risk Assessment) et nous permet de mesurer de manière chiffrée l’impact financier de perte de productivité lié au présentéisme et à l’absentéisme. Pour vous donner un exemple, voici ci-dessous le résultat chiffré du taux de perte de productivité d’un de mes clients, avec comme vous le voyez un taux de présentéisme équivalent à 2x celui de l’absentéisme.

Notre GPS santé ou HRA va même plus loin dans le calcul en chiffrant l’impact financier de la perte de productivité sur la base d’un salaire annuel moyen de US $50’000. Avec un tel résultat, le client en question paie par employé US$ 2’900 en perte de productivité, dont $1’950 rien qu’en présentéisme. Sachant que ce client a plus de 2000 employés, je vous laisse faire le calcul. Cela fait réfléchir non ? Mais comment faire pour réduire ce taux de présentéisme me demanderez-vous ?

Comment lutter contre ce fléau aux coûts exorbitants ?

 

Tout d’abord, soyez attentif/ve aux signaux avant-coureurs au sein de vos équipes et de votre organisation. En voici quelques-uns qui devraient attirer votre attention :

  • Employés fatigués et contractant tous les virus qui passent sans pour autant tomber malade
  • Productivité en baisse, non atteinte des objectifs pourtant revus à la baisse
  • Taux d’absentéisme plus bas que la moyenne, sans raison apparente
  • Taux d’engagement et de motivation en baisse
  • Heures supplémentaires en hausse, sans raison apparentes

Et ensuite, voici plusieurs étapes qui vous permettront de faire diminuer vos coûts de présentéisme, et d’absentéisme par la même occasion :

 

1. Repenser votre culture d’entreprise

Comme pour tout sujet de culture d’entreprise, cela commence en haut de la pyramide. Les membres de votre Comité de direction jouent-ils le ‘role model’ pour leurs équipes, leurs membres prennent-ils des congés lorsqu’ils sont malades, s’autorisent-ils à prendre des vacances et à se déconnecter ? Voici une petite anecdote concernant un de mes clients. L’organisation qui m’avait mandatée avait un taux de présentéisme frisant les 7%, et le directeur HR avec lequel j’étais en contact voulait mettre en place une stratégie santé pour améliorer la chose. Imaginez ma surprise quand, au sortir d’un séjour aux urgences pour raison de décompensation, il est revenu directement au bureau, sans même rentrer à la maison !
Est-ce que votre culture d’entreprise encourage voire récompense les heures supplémentaires, le travail durant le weekend et durant les congés, la non-déconnection, la non-prise de vacances, la venue au travail quand on est peu bien ? Je vous laisse répondre à ces questions en toute honnêteté, vous verrez, adresser des soucis de culture toxique aura un réel impact sur votre taux de présentéisme, et donc sur votre productivité.

 

2. Mesurer vos taux d’absentéisme et de présentéisme

Oui, c’est possible à mesurer, comme nous l’avons démontré ci-dessus. Investissez dans les bons outils de mesure et suivez avec attention l’évolution de ces mesures au cours du temps, pour voir si et comment vos actions ont une influence sur vos taux.

 

3. Développer une stratégie de santé et de bien-être

Les éléments clés de votre stratégie pourraient inclure, mais sans se limiter à : une politique de travail et de congé encourageant les horaires flexibles, la prise des vacances, la limitation des heures supplémentaires, un programme d’assistance aux employés (EAP), la priorité sur les comportements bienveillants et soutenants des managers, la formation sur les signes avant-coureurs d’épuisement, etc.
Si vous voulez de l’inspiration sur comment mettre sur pied une stratégie santé, lisez notre modèle en 10 étapes pour mettre en œuvre une stratégie santé efficace.

 

4. Implémenter une gestion des absences claires et bienveillante

Les politiques de gestion des absences qui se concentrent uniquement sur les congés de maladie ne fournissent qu’une image partielle des pertes de productivité liés à la santé. L’important est de traiter la maladie/accident en amont, quand le collaborateur est au travail mais peu bien, et qu’on a déjà repéré ce qu’on appelle des absences perlées ou un mal-être. Ensuite, si le collaborateur est absent, il est important d’assurer le suivi pendant le congé. Et finalement, la dernière étape de la reprise de travail après une absence est cruciale pour la réussite du retour, thérapeutique ou non. Ces trois étapes devraient idéalement être la responsabilité d’un/e infirmière de santé au travail, permettant ainsi d’un côté de conserver le secret médical intact, et de l’autre d’assurer une culture d’absence saine qui donnera confiance aux collaborateurs et diminuera ainsi le taux de présentéisme.

Je ne peux évidemment pas terminer cet article sans mentionner le leaveism, qui n’a pas encore trouvé de traduction en français et que je franciserai donc de manière très originale par… ‘leavisme’. Ce terme a été inventé en 2013 par le Dr Ian Hesketh, chercheur à l’Université de Manchester en Angleterre, pour décrire le phénomène des employés, trop malades pour travailler, qui utilisent l’horaire flexible, leurs congés annuels tels que leurs vacances, leurs jours de repos et d’autres régimes de droit à des congés pour récupérer de leur maladie plutôt que de prendre des congés maladie. Hesketh a par la suite étendu la définition pour inclure les occasions où les employés prenaient du travail à la maison et / ou en vacances qu’ils ne pouvaient pas accomplir en heures de travail rémunérées. Ce terme est également associé à un impact négatif sur la santé mentale des employés ainsi qu’à des problèmes de productivité. Bien qu’il représente une toute nouvelle caractéristique de la littérature académique (principalement britannique), les responsables RH et les cadres britanniques rapportent une grande sensibilisation au ‘leavisme’ dans leurs organisations. Par exemple, 37% déclarent que les employés utilisent leur congé alloué quand ils ne sont pas bien, 57% déclarent que leurs employés font des heures supplémentaires et 33% déclarent que les employés utilisent des congés alloués, comme les vacances, pour rattraper leur retard (CIPD, 2018).

Si votre motivation est de faire diminuer votre taux d’absentéisme pour des questions de coûts, repensez votre stratégie. Et si le présentéisme n’est pas sur votre radar, faites-en sorte qu’il y soit. Assurez-vous que votre culture encourage et valorise le bien-être et la bienveillance, que vos managers ont des comportements qui encouragent leurs équipes à ne pas masquer leur mal-être, et qu’ils comprennent la relation entre absentéisme et présentéisme. Et souvenez-vous que les collaborateurs ont le droit d’être malades, et d’ailleurs, ils devraient même être encouragés à prendre des congés maladies quand c’est nécessaire. Plus ils se sentiront ‘libres’ d’annoncer leur maladie, sans que cela n’ait de répercussions ni sur leur emploi ni sur leurs responsabilités, plus vous pourrez réduire vos coûts exorbitant liés au présentéisme qui restent le nerf de la guerre de vos coûts de perte de productivité, et ceci bien évidemment sans augmenter le taux de ‘leavisme’.

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Delphine Caprez